L'Homme sans empreintes
à propos
de L'Homme sans empreintes, d'Eric Faye
Un écrivain énigmatique qui empruntait de multiples
identités, sa veuve et sa dernière amante. Des biographes obsédés
par leur difficulté à définir le portrait précis de celui qui a
tout fait pour brouiller les traces de son passé. Entre ces
personnages se tisse un réseau de demi-vérités, un jeu de
masques, où chacun s'invente des fragments de vie ou s'approprie
celle d'un autre. Dans un pays imaginaire appelé le Costaguana,
situé en Amérique centrale, le romancier B. Osborn vient de mourir.
Il était connu par son goût du secret, ce qui semble un exercice
compliqué ayant atteint un certain niveau de célébrité. Peut-on
se faire oublier lorsqu'on publie des romans à succès, adaptés au
cinéma ? L'expression populaire « rançon de la gloire »
prend ici tout son sens. B. Osborn paie un prix très élevé pour
conserver l'anonymat désiré. Il est en permanence aux aguets,
redoutant aussi bien les journalistes que de légendaires
persécuteurs qu'il aurait semés jadis en Allemagne ; l'une de
ses ruses consiste à se faire passer par son propre agent
littéraire, un dénommé Stig Warren, Américain d'origine suédoise,
qui correspond avec les éditeurs et signe des contrats à la place
d'un Osborn perpétuellement souffrant ou empêché. C'est sous
l'apparence de Warren qu'il épouse Aurelia, une jeune traductrice du
pays. La disparition d'Osborn / Warren ne signifie pourtant pas la
fin des questions, mais le début d'une autre enquête. Peut-être
parce qu'il a vécu plusieurs vies et que la mort est pour les siens
un nouveau départ vers un lieu inconnu.
Aurelia, la veuve de B. Osborn reçoit chez elle une
femme qui se fait appeler Rebecca Donegal, encore un pseudonyme et
une fausse identité : celle d'une chercheuse en littérature
d'une université américaine. En réalité, Rebecca est une
archéologue installée au Costaguana, ayant voué toute sa vie à
l'étude de géoglyphes tracés sur le sol, vestiges uniques d'une
civilisation disparue. La reconstitution d'une histoire à l'aide de
morceaux épars est sa passion, et elle s'y adonne auprès des
proches de son ancien amant, sans dévoiler son propre rôle.
Rebecca trouve pourtant chez la veuve une interlocutrice méfiante.
Peu à peu, le lecteur comprend que cette dernière est davantage que
la gardienne jalouse de l’œuvre et du souvenir de l'écrivain. Il
y a eu une complicité dans la supercherie, mais Rebecca ne parvient
à distinguer des vérités dans un édifice de mensonges si
patiemment bâti. Sa seule piste est la biographie écrite par un
certain Aguila Mendes, qui s'est autrefois lancé à la poursuite de
l'écrivain, au point de le terroriser et de le faire fuir.
J'étais venu au monde pour lui arracher son masque,
éclairer la grande nuit biographique tombée sur une œuvre que je
relisais en passant chaque ligne au peigne fin du soupçon. Sous
chacune de ses œuvres à double fond coulait, si l'on peut dire, une
autre œuvre, souterraine, dont je sondais la profondeur. Ma proie me
rappelait le premier empereur de Chine, dont on n'ouvrait pas la
tombe tumulus, deux mille ans après, par crainte des nappes de
mercure censées protéger le défunt. Osborn, à sa manière, vivait
dans une dimension parallèle à la nôtre, guère éloignée de
l'au-delà, à l'écart des pillards de toute nature. Comme j'aurais
aimé devenir le seul être dans la confidence, l'exception touchée
par la grâce ! (p. 123)
Il y aura un second biographe, Allemand cette fois, pour
tenter de résoudre l'énigme de l'existence d'Osborn. Le récit
s'inspire de certains épisodes de la vie de B. Traven, l'écrivain
aux divers pseudonymes, langues, nationalités, connu pour avoir
méthodiquement mené les journalistes et d'autres critiques vers des fausses pistes. La volonté,
généralement incomprise, d'occulter la chronologie ordinaire
derrière un jeu romanesque, qui finit par éveiller une plus grande
curiosité chez certains que les romans eux-mêmes, et l'attitude des
héritiers qui tentent maladroitement de protéger cette volonté
au-delà de la mort, ainsi que la frontière ténue entre le chercheur et le
prédateur n'est pas sans rappeler l'intrigue des Papiers d'Aspern
de Henry James. Comme le narrateur dans la nouvelle de James, les
chercheurs / admirateurs tiennent ici un rôle trouble, des détectives immoraux dont les motivations hésitent entre la vanité personnelle
de celui qui veut s'attribuer une découverte majeure et l'estime
sincère d'une œuvre. L'erreur des « crapules littéraires »
-publishing scoundrel chez James- est de délaisser
l'incertitude de la fiction pour s'intéresser à des petits détails
qui semblent sûrs. Cela revient à trahir la mémoire et
violer les espaces privés, sans en apprendre davantage, car la
finalité des artifices et autres dissimulations restera mystérieuse.
Osborn n'apparaît pas comme un réfugié politique ou même un
criminel en fuite, mais peut-être comme un artiste pour qui
l'éternel recommencement est la seule façon d'effacer ses propres
échecs. Les personnages de L'homme sans empreintes
construisent cependant un homme de papier, à partir de lettres
volées et de formulaires administratifs, mais quelque chose
d'essentiel leur échappe toujours et chaque éclairage crée de
nouvelles ombres.
L'Homme
sans empreintes, d'Eric Faye, Éditions Stock 2008
Garenne énigmatique : inspirée d'une phrase de Mark Twain : Everyone is a moon, and has a dark side which he never shows to anybody
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