Monsieur Chien
à propos de Monsieur
Chien, de Jacques Tallote
-Peut-on trop désirer?
Je suis l'ogre en quête de sa chair. Je tourne autour de sa lumière.
Le reste : zone nocturne! (Monsieur Chien)
Qu'y
a-t-il de plus mélancolique et de plus mystérieux qu'une plage en
hiver? Le décor est à peine posé dans un coin de l'île d'Oléron
que déjà personnages et situations sont cernés par l'inquiétude
et par une sorte de menace désincarnée, vaguement liée à des
drames familiaux, à l'abandon et à la mort. Inquiétude et menace
envahissent insidieusement la vie de Nils et Luca, de Livia et Susan,
tous des jeunes gens dotés d'une grande sensibilité, et d'une
certaine excentricité, évoluant dans les marges des modes et des
habitudes de ceux de leur âge, leur préférant tout ce qui
s'éloigne ou demeure absent. L'atmosphère du lieu convient
d'ailleurs à leur questionnement amoureux et à leur tempérament
artistique. Un paysage désolé, fait de « caravanes fermées,
piscines bâchées et toboggans sous la pluie », à la fin des
années 1990. Dans les dunes battues par le vent, émergent des
objets inattendus, qui suggèrent ce qui semble obséder les héros
du roman : la finitude et la disparition. Ce qu'on trouve sur la
plage a une signification particulière, même s'il ne s'agit que
d'un débris : un vêtement, un vieux jouet, un sac... Ce que la
mer rejette, ou qui résiste aux intempéries est un désaveu de
l'oubli.
Les deux
garçons et les deux filles ont en commun le fait de venir de
familles éparpillées sur plusieurs pays, éclatées longtemps
auparavant. Les parents ont disparu dans leur nature, qui au
Portugal, qui en Norvège, ils ont évolué dans d'autres cercles où,
parfois, se sont autodétruits. Ils laissent des maisons vides et des
secrets indéchiffrables, l'impossibilité d'une continuité ou d'un
quelconque héritage, et nombre de questions sans réponse. C'est
ainsi que Nils s'interroge sur la relation entre ses parents, Martha,
la mère, Norvégienne égarée dans une France où elle se sent
toujours étrangère, qui finit par abandonner mari et enfant pour
retourner dans son pays et intégrer une communauté flirtant avec
les drogues et l'extrémisme ; quant à Polob, le père, il
effraie son fils et ses amis par son athéisme radical, qui prend des
traits superstitieux puisque davantage fondé sur la peur de la
croyance que sur la rationalité. Les quatre jeunes gens seront
confrontés à l'étrangeté de Polob, à la frontière de la folie,
à son passé verrouillé à son comportement imprévisible, des
traits qui en font un bon candidat pour le rôle de l'agresseur de
Livia, frappée par un inconnu alors qu'elle tentait de porter
secours à un chien mourant. Pourtant, le récit de Livia semble
lacunaire et baigné par une lumière irréelle, où il devient
difficile de distinguer le rêve du vécu, et les pistes se referment
sitôt ouvertes. Tout le monde semble fabuler à un degré plus ou
moins important, et évoluer dans des cercles fermés comme à
l'intérieur d'une prison, en gardant pour soi des références et
expériences intransmissibles.
L'intemporalité
caractérise ces mondes à moitié inventés, seuls les téléphones
portables semblent appartenir à une époque récente. La plupart des
autres éléments possèdent la tonalité anachronique des saisons
mortes dans les lieux touristiques, celle qui permet de décrire un
endroit qui existe mais qui ne devrait pas exister, tels les
chiens, vrais ou en plastique, motif récurrent dans ce roman
rappelant l'idée des morts qui accompagnent les vivants, parfois au
grand désarroi de ces derniers. La seule issue permettant de
transformer ces angoisses en œuvre organisée est finalement l'art,
et ce sont les artistes, ici peintre et sculpteur, les plus capables,
malgré leur fragilité apparente, de trouver le sens caché des
non-dits.
Monsieur
Chien, de Jacques Tallote, L'Âge d'Homme, 2013
Commentaires
Enregistrer un commentaire